Le poing serré Jiwon remontait à toutes enjambées la rue. Du moins aussi vite que lui permettait ses petites jambes.
Jamais elle ne s'était sentie aussi trahie, jamais elle ne s'était sentie aussi humiliée.
Après plus d'un an passé dans ce restaurant où elle avait toujours tout donné, sans jamais compter ses heures, en s'exerçant toujours plus que quiconque pour s'améliorer, en recherchant toujours de nouvelles associations de goûts pour ravir les clients voilà comment elle avait été remerciée. En étant remplacée sans aucune forme d'avertissement ou de pitié.
Jiwon avait juste pris la décision de partir sur le champ sans même prendre le temps de se changer, elle était donc toujours vêtue de sa veste professionnelle à boutons d'un blanc immaculé, sa mallette de couteaux dans une main, son sac dans l'autre.
Pleurer n'était même pas une option, elle était juste dégoutée et très énervée.
Son seul objectif désormais était de rallier son appartement, récupérer sa monture et rouler très loin très vite en sentant le vent lui cingler au visage en la décoiffant. Ça n'avait plus d'importance.
Mais en passant dans une ruelle quelque chose attira son attention, une odeur délicieuse quasi divine.
Une porte à demie-ouverte donnait sur ce qui devait être l'arrière cuisine d'un restaurant du quartier.
Sans vraiment se poser de questions, juste portée par la curiosité, la désormais ex-sous-chef entrepris d'ouvrir un peu plus cette porte en la poussant du bout du pied.
Et elle ne fut pas déçue, le doux fumet provenait bien de cette cuisine et était plus précisément provoqué par cette personne tournée de trois-quart dos et qui ne l'avait pas encore aperçue, une femme à en juger par sa stature.
Jiwon resta là à observer ses gestes assurés. Il fallait être sacrément passionnée pour continuer à pratiquer en plein milieu de l'après-midi lorsque tous les restaurants étaient fermés et que tous les employés se reposaient entre deux services.
Observer cette femme fit l'effet d'une grande claque à Jiwon tant tout ce qu'elle faisait était précis et minutieux, magnifiant la cuisine au rang d'art.
Même si elle était de dos Jiwon devinait un grand talent. C'était comme se rendre compte de l'écart de niveau d'un grand maitre d'une discipline lorsque l'on est tout juste bon soi-même.
Mais elle n'était pas vexée. Tout ce qui l'intéressait désormais c'était d'aller voir de plus près, elle était comme hypnotisée sans se rendre compte qu'elle avait inconsciemment avancé de quelques pas jusqu'à pénétrer sur le sol de la cuisine juste sur le pas de la porte comme si ça ne constituait pas une énorme violation de propriété privée.

J'aurais cru que sortir de l'hôpital, voudrait dire que je retournerais également à la normale. Malheureusement, le médecin m'empêche encore de retourner travailler pour quelques temps, histoire de ne pas surmener ma pauvre tête. Vois-tu, lors du séisme qui s'est produit récemment, le toit d'un coffee shop m'a tombé sur la tête et m'a causé une perte du langage pendant plusieurs jours... Parfois encore aujourd'hui, je cherche mes mots. Bref, j'ai quand même décidée d'enfreindre les règles. Je ne vais pas travailler cela dit, juste cuisiner un repas dans mon restaurant, rien que pour m'imprégner de son ambiance qui me manque tant.

J'suis entrain de couper des échalottes quand j'entends le sol craquer. Je me retourne si brusquement, que la lame glisse sur mon doigt et me coupe. AAaah! Je sursaute, déjà parce que t'es qui toi ? Mais aussi, parce que maintenant j'ai ultra mal et je saigne abondamment. Fuck qu'un doigt, ça peut vraiment pisser le sang. Vous m'avez fais peur ! Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entrée ici ?! Je demande, en faisant pression sur mon doigt, le temps de me rendre jusqu'à l'évier pour le passer sous l'eau froide.

Un cri, deux sursauts.
Jiwon bondit littéralement sur place lorsque cette femme la prend au dépourvu en hurlant de la sorte. Est-ce qu'elle était complètement folle de lui faire peur de la sorte ?
Comme au sortir d'un rêve embrumé elle se rendit compte qu'elle avait littéralement investi cette cuisine. Oh juste de quelques pas, poussée par la curiosité et l'appel de sa passion. C'était déjà quelques pas de trop.
« D-désolée... Je je je voulais juste... » commença elle à se justifier en bafouillant.
Comment allait elle expliquer ça ? Quelle excuse brillante pouvait elle trouver pour expliquer sa présence en ces lieux ? "Désolé je suis une sale petite boulimique de travail qui ne sait jamais s'arrêter" ? Pas très convainquant et beaucoup trop de chances de finir au poste de police.
Finalement elle décida simplement de renouveler ses excuses sans chercher à se justifier plus, elle savait que c'était un bourbier et qu'il n'y avait aucune explication rationnelle.

De toute façon il y avait plus urgent.
« Est-ce que je peux vous aider avec ça ?» questionna elle en pointant la coupure que la Cheffe encaissait comme elle pouvait.
Ironiquement depuis quelques années Jiwon était devenue spécialiste de coupures en tous genres. On ne manipule pas une arme sans avoir d'antidote. « Je m'y connais un peu. » précisa elle en se mettant sur la pointe des pieds comme si ça pouvait l'aider à être mieux entendue.
Etrangement maintenant qu'elle était là elle n'osait plus bouger. Ni avancer pour aider l'inconnue ni reculer pour sortir dans la rue. Comme rendue au milieu d'un champ de mine elle était figée sur place en attendant un signe positif.
« Vous savez je suis aussi du milieu. Je suis aussi cuisinière. » révéla elle sans y réfléchir plus avant, comme si ça pouvait aider cette femme à se détendre et à lui faire confiance.
Pourquoi fallait il toujours que les relations humaines soient si compliquées ?

Tu t'excuses, mais ça ne me dit pas plus comment t'es entrée ici, ni pourquoi t'es entrée sans aucune autorisation dans la cuisine. Je bat des cils en te regardant, puis en faisant une petite pression sur mon doigt qui saigne. Je recule du plan de travail cela dit, histoire de ne pas mettre de sang partout sur la nourriture ou sur mes instruments de travail. Uh... Mais... Je couine de douleur, ça chauffe. J'ai pas vraiment le temps de réfléchir là, de te questionner davantage. Je prend le couteau de cuisine de ma main qui ne me fait pas mal et le dépose dans l'évier. Tu peux m'ouvrir le robinet s'il-vous-plaît ? À l'eau froide. Je demande, en attendant que tu le fasses. Une fois ouvert, je glisse ma main et en particulier mon doigt sous l'eau glacée. Merci. Je t'observe maintenant que tu es plus près. Tu m'as l'air toute jeune... Tu as quelle âge ? Et... pardon, mais que fais-tu ici, déjà ? Beaucoup plus jeune que moi, en tout cas.

Jiwon sortit de sa torpeur à la demande de cette femme.
En quelques secondes elle réduisit la distance qui la séparait du robinet et ouvrit l'eau froide pour que la blessée puisse soulager sa douleur.
Elle sentit le rouge lui colorer les joues et lui monter jusqu'aux oreilles à mesures que la femme suspicieuse lui posait des questions.
«Vingt-deux ans ! Je... je...» bégaya elle. Qu'est ce qu'elle pouvait bien répondre à ça ? Qu'elle était une sale petite boulimique de travail et qu'elle n'avait pas réfléchi avant d'espionner cette femme ? Elle risquait fort de passer pour une folle.
Finalement elle tenta le bluff, c'était une des dernières armes qui lui restait tant elle se sentait prise au dépourvu et acculée.
«On m'a dit que vous cherchiez quelqu'un en cuisine. Alors voilà...» répondit elle en parlant très vite, impressionnée qu'elle était par cette cheffe au regard sévère, comme si ces quelques mots constituaient à eux seuls une explication solide.
Ça n'était évidemment pas la vérité mais dans le pire des cas elle pouvait toujours s'enfuir, prendre ses jambes à son cou et ne jamais revenir.
Elle jeta discrètement un regard en arrière. La porte lui semblait soudainement très très éloignée.

Tu n'as que 22 ans, alors je suis ton aînée de 6 ans. Tu sembles vraiment timide et gênée que je t'ai vu entrer comme ça, puis que je me sois coupé après avoir été trop distraite par ton apparition. Mes lèvres s'étirent en un doux sourire qui se veut rassurant. Je vois bien, que tu n'es pas méchante. T'as pas la tête d'une fille qui est venu m'assassiner et avec ta réponse, j'en déduis que tu t'es seulement trompée d'entrée. Je vois. Je pouffe légèrement de rire et après avoir bien rincée ma blessure, j'allonge le bras pour attraper la trousse de premier soin sur la tablette au-dessus. Tu peux m'aider à trouver un pansement ? Je te demande. Et oui, en effet, je cherche une assistante... Tu as de l'expérience dans les cuisines étoilées ? Chez Simon a une étoile michelin, mais je compte bien remonter notre image un jour.

Jiwon cligna deux trois fois des paupières en entendant la cheffe pouffer de rire.
Elle ne savait pas trop ce qui provoquait sa douce hilarité mais ça avait le don de l'aider à se détendre. Au moins elle n'était pas aussi sévère qu'elle en avait l'air. Ou peut être que seule son entrée en scène avait provoqué une tension qu'elle ne souhaitait pas.
La petite brunette hocha vivement la tête pour signifier à la jeune femme blonde qu'elle ferait tout pour l'aider. Elle avait à cœur de se racheter même si elle n'y était pas vraiment pour quelque chose si la cuisinière s'était coupée.
Elle fouilla dans la trousse de soins pour y piocher un pansement et enlever les petits plastiques qui protégeaient la partie collante. Elle n'alla pas jusqu'à l'appliquer sur la blessure, elles n'étaient pas si proches et la coupure n'était pas très profonde, la blonde n'avait qu'à saisir le pansement pour en envelopper son doigt.
«J'ai travaillé un an dans un restaurant qui a une étoile !» répondit elle précipitamment.
Elle était surprise que son bluff ait fonctionné mais maintenant il fallait qu'elle assure. S'il était question de ses compétences en cuisine elle était plutôt confiante même si elle était jeune et qu'elle avait encore beaucoup à apprendre.
«J'ai étudié la cuisine française et d'autres pays en Europe. Est-ce que je dois vous faire une démonstration ?» demanda elle en penchant légèrement la tête sur le côté.
Jiwon espérait un peu qu'elle refuse, elle n'était pas prête à passer un entretien ni à se faire juger. Elle se demandait encore ce qu'elle faisait là mais elle avait appris à saisir toutes les opportunités alors pourquoi pas tenter sa chance ?

Après t'avoir pris le pansement des mains, je te fais un faible sourire et te remercie discrètement avant de l'enfiler autour de mon doigt blessé. Tu me réponds plutôt rapidement, ce qui ne me laisse aucunement croire que tu mens... et puis, t'as pas l'air d'être le genre de fille à problème, donc je ne pense pas non-plus te demander un CV. De toute façon, j'ai toujours besoin de cuisinier, surtout qu'je ne suis pas encore officiellement retournée au travail depuis le séisme... Mais quand tu me proposes de faire une démo, je retrouve un sourire doux. Pourquoi pas ? Mais... demain ? Tu peux, demain ? Je m'apprêtais à quitter en fait et je ne veux pas te presser... Tout le monde a envie de s'entrainer un peu avant un entretien. Tu peux me faire un dessert ? Le restaurant a besoin d'un peu de nouveauté... et si le tien est bon, on pourrait l'ajouter au menu. Une opportunité en or, que tu ne devrais pas refuser.

Jiwon se sentait un peu nulle.
Même si la cheffe qui paraissait un peu froide de prime abord semblait s'être adoucie depuis quelques minutes et affichait même un avenant petit sourire, la petite brunette avait un peu l'impression d'être là comme un cheveux sur la soupe. Elle n'avait même pas réfléchi au fait qu'elle pouvait déranger cette femme.
Tout s'était passé très vite et elle ne savait même plus quand ce métier était devenu une passion dont elle était totalement mordue.
«O-oui Mad-... Cheffe ! Merci beaucoup !» bégaya elle, encore surprise de se voir proposer cette opportunité en or.
Elle s'inclina plusieurs fois très respectueusement. Si leur rencontre n'avait pas été banale elle revenait désormais à plus de classisme et montrait le respect dû à son rang et à son aînesse.
«Pardon de vous avoir dérangée !» s'excusa elle avec une sincérité touchante en s'inclinant une nouvelle fois, se tournant déjà vers la porte.
Désormais elle avait du pain sur la planche. Elle allait tout faire pour impressionner la Cheffe.
Et si elle devait passer toute la nuit à travailler son dessert et se priver de sommeil elle le ferait sans hésiter.
Les choses étaient en marche.

T'acceptes sans réfléchir deux fois et ça prouve un peu ton intelligence, parce qu'en moins de 5 secondes, t'as su reconnaître une opportunité à ne pas refuser. De rien. Je répond avec le sourire, en retournant à ma cuisine pour finir ce qu'il y avait à finir et nettoyer. Ne t'inquiète pas pour ça... Juste... la prochaine fois, prend la porte à l'avant. Je pouffe de rire et m'incline également devant toi par politesse. Repose-toi bien et à demain !